Curieusement la pan-démie (tout le peuple) porte atteinte à la démo-cratie (pouvoir du peuple).
Cette atteinte consentie masque une division subjective au plus intime de chacun. Elle peut être entendue par des psychanalystes, à partir justement d’une réticence des « patients » à venir dire leur demande particulière de soin et ce au nom d’un universel du soin.
Le discours du Président de la République martelant l’épiphore « Nous sommes en guerre », ouvre une piste de réflexion pour mieux comprendre les apparents paradoxes des réactions à la pandémie.
On a déjà observé que les guerres peuvent améliorer certains comportements névrotiques dans la mesure où des épreuves poussent à des formes de sublimation. Mais la plupart des effets individuels d’une guerre sont plutôt de l’ordre de favoriser les déclenchements de névroses et de psychoses. Les névroses de guerre ont commencé à être prises en compte par les psychanalystes lors de la guerre 14-18 (à l’issue de laquelle se déclencha la pandémie dite « grippe espagnole » !), des psychanalystes ayant été affectés au front. Leurs travaux, reconnus officiellement, donnèrent une impulsion à la recherche analytique sur le sujet. Freud fut même consulté dans un début de procès sur un cas étiqueté de simulation. Ces travaux furent aussi à la source de l’invention par Freud de la pulsion de mort.
Aujourd’hui, nommer la lutte contre la pandémie comme une guerre a des conséquences.
C’est une déclaration performative, unilatérale, le virus ne parlant pas. Cela signifie d’abord que le combat mené par les médecins est mis sous l’égide de ce signifiant rassembleur « guerre », autrement dit est mis sous l’égide du langage et que par conséquent le langage (en particulier guerrier, mais pas seulement) va jouer un rôle moteur dans la lutte avec des armes biologiques contre le virus. Il y aura guerre du langage. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Partons de ceci qu’a bien formulé André Glucksmann dans Le discours de la guerre, à savoir que « la guerre porte en elle l’universel » (p. 96) et « qu’elle n’oppose jamais que les chiens d’une même faïence » p. 9).
Le caractère impératif de l’universel, en l’occurrence, prend une valeur d’autant plus contraignante que l’ennemi à combattre est invisible à l’œil nu, sinon au microscope, qu’il n’est pas particularisé de façon représentable. D’autre part l’ennemi peut être intérieur et extérieur à soi. Le combat contre l’extériorité de l’ennemi, du mal, devrait rassembler mais il divise en même temps car chacun se méfie de son voisin et de lui-même (comme potentiel porteur du virus) et cette méfiance interfère dans le combat.
Il en résulte que dans le moyen de combat qu’est le confinement généralisé, chacun est soumis à une injonction paradoxale qui d’une certaine façon fait déjà partie de l’universel, ou plutôt de la façon dont on entend le terme.
En effet, à la progression du virus, l’ennemi, pouvant potentiellement atteindre « tout le monde » répond l’arme du confinement devant potentiellement s’étendre à tout le monde, avec quelques exceptions qui confirment la règle. Mais comment entendre le redoublement de cette même faïence de l’universel ?
C’est là que le langage intervient, et plus précisément que le français peut introduire une confusion qui donne à cet universel un caractère qu’on pourrait appeler « surmoïque ». Dans l’universel du « tout le monde », il faut introduire la distinction entre deux sortes de « tout », celle que permettent le grec et le latin. En grec pan et en latin omnis désignent principalement le tout d’une pluralité rassemblée, chaque unité étant comptée (omnes ad unum : tous les hommes jusqu’au dernier) ; accessoirement ils peuvent désigner le tout de la masse, le tout entier. Cependant la signification du « tout entier » revient surtout en latin à totus (tota luna : la lune toute entière) et en grec à holos. La signification de ces deux sortes de tout se retrouve en français dans les mots qui utilisent les termes grecs et latins comme préfixes.
Rappelons aussi que « entier » vient de integer (de tango : noli me tangere dit le Christ), intact, non touché, d’une intégrité physique (la santé), ou sexuelle (virginité) ou morale. La « distanciation » physique imposée par le confinement généralisé puise là son vocabulaire. On y entend bien comment se confondent l’universel de l’omnis et celui du totus : « tout » (omnis) le monde doit être rassemblé et séparé comme un « tout » (totus) entier. Mais le « tous confinés » ne fait pas l’unité du « tout entier ». Nous sommes tous confinés mais pas entièrement concernés de la même façon.
L’articulation de ces deux formes de « tout », deux formes d’universel, ont pour le sujet un effet de division d’avec lui-même. Une division où il ne se sent pas tout entier. Une division qui rejoint celle entre énoncé et énonciation. Autrement dit, son énonciation ne saurait être confinée dans la seule sphère des énoncés. L’énoncé du syllogisme « Tout homme est mortel, je suis un homme, donc je suis mortel » reste valable sur le seul plan de l’énoncé logique mais pas sur le plan de l’énonciation, car nul ne peut dire « je » suis mortel sans abolir le langage qui lui permet de dire « je ». Aux confins du confinement, il y a le sujet de l’énonciation.
Dans la clinique de ce qui s’entend au temps du confinement, cette division du sujet se décline selon des modalités variables :
Par l’accord avec un bien-entendu soi-disant partagé par tout le monde par lequel un sujet se dispense de dire son propre accord à un pacte.
Par des effets de censure à dire et même à penser ses contradictions dans lequel un sujet se trouve plongé du fait du recouvrement des deux tout. Cela peut susciter l’angoisse, qui s’ajoute à la dépression.
A l’inverse, par une action en retour de bravade, le sujet peut passer à l’acte faute d’un dire énoncé au bon moment.
La confusion des « tout » provoque une honte à dire, si ce dire se rapproche de trop près d’une jouissance intime, en lien avec une jouissance dans l’horreur et le malheur
.
Erik Porge
Paris, le 24 mars 2020